Un scientifique au service de l’intégrité
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Bio express du Dr Claude-Alain Roten
- Naissance : 1960 (Valais)
- Licence UNIL en biologie : 1985
- Doctorat UNIL ès sciences : 1992
- Poste actuel : directeur général, OrphAnalytics
Photo : Philippe Krauer
Parlez-nous de votre passion pour la biologie.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé le processus scientifique. Mais c’était aussi dans l’air du temps! Je suis né dans les années 60, on voyait à la télévision des lancements de fusées et des astronautes marcher sur la lune. Mes premiers achats, à l’âge de 10 ans, se sont naturellement portés sur des livres scientifiques. J’ai donc vécu dans un contexte différent de celui que nous traversons: à l’époque, la société ne remettait pas en question la science et la médecine, on avait grandement besoin de scientifiques!
Et ensuite?
J’ai cristallisé cet intérêt en préparant une maturité scientifique dans un établissement valaisan dirigé par un recteur qui détenait une double formation en physique théorique et en théologie. Il est d’ailleurs devenu cardinal par la suite! (sourire) On parlait déjà de biologie moléculaire, de séquençage et d’environnement, et j’étais très intéressé par ce type d’information. Je me suis donc tourné vers la biologie à l’UNIL. J’ai beaucoup apprécié les deux premières années, surtout les activités de laboratoire et de terrain, ainsi que les cours de géologie en option. Lorsque bien plus tard je me suis intéressé à l’origine de la vie (Dr. Roten fait référence à ses recherches en exobiologie, N.D.L.R.), cette formation en géologie s’est révélée bien utile. Les années successives, j’ai poursuivi mes études dans le domaine de la microbiologie, de la biochimie et de la physiologie végétale, avec un intérêt particulier pour le premier. J’avais aussi envie d’utiliser des outils mathématiques…
Et vous avez donc décidé de poursuivre avec un doctorat…
Oui, pour moi, c’était naturel. Mon choix s’est porté sur le peptidoglycane, un composant de la paroi bactérienne. A la fin de ma thèse, j’étais impressionné de constater à quel point cette molécule est un puissant immunomodulateur ! Je suis ensuite parti aux États-Unis, à l’Université de Harvard, pour débuter un postdoctorat. Je considère qu’il s’agit d’une étape importante, aussi pour perdre ses inhibitions. En effet, en provenant d’une université suisse, on peut penser qu’on pratique une science de deuxième niveau. Or, en travaillant au sein de cette université respectée, j’ai pris conscience des moyens dont les autres scientifiques disposaient réellement pour mener à bien leurs recherches. C’est alors que j’ai compris que les conditions et les moyens à disposition en Suisse pouvaient me donner la possibilité d’en faire un jour tout autant.
Puis vous avez mené des recherches scientifiques à l’UNIL, tout en orientant graduellement votre carrière vers l’entrepreneuriat. Parlez-nous de cette transition.
En réalité, j’ai créé deux start-ups! Dans les années 2000, j’ai été le co-fondateur d’une entreprise proposant un outil informatique d’analyse génomique. Il faut savoir qu’à l’époque, il était très ardu de séquencer l’ADN, il y avait un grand risque d’erreurs. Notre start-up proposait donc une solution d’analyse statistique et de vérification/validation de génomes. C’était les prémices de ce que nous appelons aujourd’hui le data science. Quelques années plus tard, cette technologie m’a également permis d’étudier le génome de 300 bactéries et d’identifier le domaine Ter, celui où se termine la réplication du chromosome. C’est finalement à la fin de mon contrat avec l’UNIL, que j’ai fondé ma deuxième start-up : OrphAnalytics.
Pouvez-vous présenter OrphAnalytics sous la forme d’un elevator pitch?
Notre technologie permet de répondre à la question : « Qui a écrit un texte? ». Nous disposons d’un logiciel capable de mesurer la syntaxe d’un texte et de la comparer avec celle d’autres textes. La syntaxe (autrement dit, les tournures de phrase ou le style) est un signal stable qui permet de déterminer qui est l’auteur d’un écrit. Si les styles rédactionnels sont très distincts entre les textes, le logiciel va mesurer un écart significatif, et si les styles sont très proches, il va mesurer une concordance (autrement dit, une concordance indique que les textes comparés ont très probablement été écrits par la même personne). L’avantage de cette technologie est son approche objective, rapide et reproductible, car il s’agit d’une analyse par machine learning.
Avant d’aborder les applications possibles, pouvez-vous nous expliquer l’origine de votre idée?
Lorsque je faisais des démonstrations avec un outil d’analyse statistique du génome à mes collègues de l’UNIL, j’utilisais des textes au lieu d’utiliser le code ADN, ceci à des fins purement pédagogiques. Un jour, j’ai expérimenté ce qu’on appelle le Aha! moment, j’ai eu envie de me servir de l’outil pour comparer les styles d’écriture (la syntaxe) présents dans différents textes. Comme cela fonctionnait bien, l’outil a par la suite été optimisé pour être pleinement transposé au domaine de la stylométrie, une discipline existante de la linguistique qui se destine justement à l’analyse du langage écrit et à l’authentification de textes anonymes. En résumé, j’ai pu m’appuyer avec confiance sur mon expertise dans le domaine de la génomique pour adapter et introduire une nouvelle technologie basée sur le machine learning dans le domaine de la linguistique et de la stylométrie.
Quelles sont les applications de cette nouvelle technologie?
L’authentification touche de nombreux domaines, principalement l’enseignement, la recherche et les affaires judiciaires. Notre solution permet de rapidement détecter des ruptures de style ; elle se révèle donc efficace pour mettre en lumière le plagiat et les recours illicites à des ghostwriters pour des travaux académiques. Elle peut aussi être utile à des expertises dans le cadre d’enquêtes judiciaires (p.ex. l’affaire Grégory et l’analyse de lettres de menace). Je précise que dans le cadre judiciaire, nous n’apportons pas de preuve, mais une analyse de proximité de styles. OrphAnalytics a aussi débuté des analyses de mélodies et d’images (dans une perspective d’authentification d’œuvres musicales et de tableaux, N.D.L.R.) : les résultats préliminaires sont encourageants. L’approche est originale, mais c’est à la fois une chance énorme et un malheur, car il faut sans cesse expliquer à quelles questions notre solution peut apporter des réponses !
En quoi consiste concrètement votre travail?
Le créateur d’entreprise devient à un moment donné un manager. Il y a beaucoup à faire et je ne peux pas tout prendre en charge. Par exemple, j’avais envie de faire l’analyse des textes de QAnon, j’ai dû trouver dans le périmètre de l’entreprise la personne qui avait envie de s’en charger, puis m’assurer qu’elle avait les compétences et le soutien nécessaires. Finalement, j’agis comme un superviseur de thèse! (rire) Aussi, nous pourrions viser uniquement des missions utilitaires. Mais honnêtement, si je ne disposais pas d’analyses médiatisées comme QAnon, Ferrante, ou Millenium, comment pourrais-je présenter ma solution auprès d’organisations telles que l’UNIL ?
Quelles sont les compétences nécessaires pour développer et gérer une entreprise?
Créer une entreprise nécessite beaucoup de compétences, c’est donc difficile de les avoir toutes. L’essentiel est d’être convaincu que le projet en vaut la peine. Je disposais à cet effet d’une grille avec plusieurs questions à me poser, les deux principales étant : « Vais-je avoir du plaisir ? » et « Ai-je les compétences scientifiques? ». Il faut le dire: c’est une vie de bagne, car huit start-ups sur dix disparaissent après six ans! Le plaisir est donc un aspect très important à prendre en considération. Par rapport à mes compétences scientifiques, j’ai pu m’appuyer sur 10’000 heures d’expertise dans le domaine de l’analyse génomique. J’aimerais ajouter que ma démarche n’est pas celle de développer une start-up pour la revendre rapidement, comme cela peut se pratiquer pour des spin-offs sortant de l’université, mais plutôt de me payer en plaisir, contacts et projets. Je suis impliqué au cœur du processus, y compris en tant qu’actionnaire.
Quelles valeurs souhaitez-vous véhiculer au travers d’OrphAnalytics?
Sans doute l’honnêteté intellectuelle et l’intégrité! Selon certains experts, 10% des étudiants frauderaient soit par ghostwriting, soit par plagiat, soit en bricolant les résultats scientifiques. Actuellement, on peut obtenir des services de ghostwriting par des professionnels à un prix accessible. Les étudiants faisant appel à cela ont donc de meilleures notes pour moins d’efforts : il y a donc une prime à la fraude! L’idée est de favoriser les étudiants honnêtes, en authentifiant leurs productions avec un label « textuellement transparent » (ceux-ci devraient accepter de soumettre leurs productions au logiciel delta2T). La certification des bonnes pratiques rédactionnelles permettrait ainsi de renverser la situation et servirait de frein à ceux tentés par la tricherie. C’est un constat : quand une personne fraude, elle va continuer sur cette voie. Il en découle une fragilisation des institutions: non seulement le diplômé accédera à des postes avec un manque de compétences, mais il s’exposera à des pressions ou à un potentiel chantage. Cette pratique favoriserait les étudiants intègres pour accéder à des postes à responsabilité.
Entre curiosité intellectuelle (propre au chercheur) et recherche de nouveaux marchés (propre à l’entrepreneur), un équilibre satisfaisant est-il possible?
Je crois que quand vous êtes un chercheur, vous êtes un entrepreneur (et vice-versa), la différence tient à l’endroit où vous placez le curseur. Vous l’avez compris: j’adore sortir de la boîte! (rire) Chercher d’autres marchés? Ce n’est que du bonheur pour moi!
Si vous deviez faire la promotion de la filière doctorale auprès d’étudiant·e·s, quel argument avanceriez-vous en premier?
Le travail de thèse permet de découvrir le monde de la recherche et d’expérimenter le travail en équipe. Au début, il a peu d’autonomie. Mais si le doctorant a de la chance, la personne qui dirige la thèse le laissera progressivement explorer avec un plus grand degré de liberté, de manière à ce qu’il puisse répondre à ses propres questionnements. Et cela prend du temps d’apprendre à formuler des questions qui vont amener des réponses décisives. Mais ce parcours est inestimable, car il est lié à la consolidation de l’estime de soi et de la confiance, et ces ingrédients sont nécessaires à une carrière scientifique, car il faut oser sortir des sentiers battus!
Un conseil pour les doctorant·e·s ?
En parallèle à mes activités de recherche, j’ai aussi dirigé la Société vaudoise des sciences naturelles de 2000 à 2004, où j’ai côtoyé des mathématiciens, des chimistes, des physiciens, des biologistes, etc. J’encourage les thésards à y prendre une part active : c’est une manière de s’incarner dans l’environnement scientifique local.
Le message de la fin ?
La confiance est la clé. A l’époque, quand j’avais 10-12 ans, il y avait un moment après le repas, où je devais essuyer la vaisselle. Je profitais de ce moment pour raconter à mon père, postier, ce que j’avais lu au sujet de la science. Je crois que ce sont ces instants qui m’ont conforté dans l’idée de devenir un scientifique. Ils m’ont donné ce grain de folie et le sentiment que j’allais être capable de déchiffrer un domaine encore en friche. En y repensant, je me dis qu’il s’agit finalement du plus grand capital que j’ai reçu dans ma vie.
Propos recueillis par Laura De Santis, juin 2021.
Merci à Raffaella Guidi pour le proofreading.