Espèces et cultures au-delà de l’humain

Rencontre avec la Prof. Erica van de Waal

Lors de la prochaine soirée des alumni de l’Ecole doctorale FBM, la Prof. Erica van de Waal donnera une conférence sur le thème de la transmission culturelle chez les singes vervets en Afrique du Sud. En amont de cet événement, la primatologue, fondatrice et directrice du projet iNkawu Vervet, a eu la gentillesse de répondre à nos questions.

Tout d’abord, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur votre parcours et ce qui vous a amenée à la primatologie, et au singe vervet plus spécifiquement ?

A l’âge de 3-4 ans, je disais déjà à mes parents que je voulais vivre au milieu des singes et les comprendre. En grandissant, je me suis demandé si cela était vraiment réaliste, mais lorsque j’ai vu, durant mon volontariat à Bornéo, des biologistes être payés pour suivre des orangs-outans sauvages, je me suis dit : s’il y en a qui y arrivent, il faut que j’essaie ! Il y avait d’ailleurs de supers exemples de femmes qui étaient parties à l’autre bout du monde étudier des primates sauvages, comme Jane Goodall, Dian Fossey ou Birutė Galdikas.

C’est durant mon Master à Neuchâtel que je suis arrivée par hasard au singe vervet, alors qu’on cherchait quelqu’un pour aider avec des expériences en Afrique du Sud, ce que j’ai continué de faire durant ma thèse. Je me suis rendu compte qu’on ne connaissait pas grand-chose sur le singe vervet. Comme ils ne sont pas en voie d’extinction, on a pu tester sur le terrain différents aspects liés à leur cognition, leur apprentissage social et leur communication, tout en respectant un cadre éthique.

Ensuite, en 2010, j’ai lancé le projet iNkawu Vervet afin de prolonger ces recherches sur le long terme. Aujourd’hui, l’équipe comprend 15-20 personnes toute l’année, dont des post-docs, des doctorants et des étudiants de master, et dont la moitié est sud-africaine. Nous accueillons aussi des stagiaires internationaux souhaitant acquérir de l’expérience en primatologie sur le terrain.

Combien de singes suivez-vous, et comment ce suivi se passe-t-il ?

Comme c’est un projet à large échelle, le but est d’avoir plusieurs groupes voisins se chevauchant et partageant le même territoire. Au fil du temps, on est passé de 4 à 7 groupes, avec une moyenne de 200 individus. Nous attribuons un nom à chaque individu et apprenons à reconnaître leurs visages.

Les mâles migrent à plusieurs reprises, ce qui est assez spécifique du singe vervet, et les femelles ont en général un petit par année. Il y a donc beaucoup de mouvement dans la structure des groupes, ce qui est idéal quand on s’intéresse à l’apprentissage social. Les groupes se fissionnent également lorsqu’ils deviennent trop grands ou manquent de ressources. Ici, ce sont souvent des femelles de bas rangs très connectées qui partent ensemble pour créer un nouveau groupe, avec un ou deux mâles qui suivent.

Récemment, nous avons utilisé des colliers avec geofencing sur des mâles afin de récolter des données lors de leurs migrations solitaires en-dehors des zones occupées par les groupes étudiés, ce qui nous a permis d’observer divers comportements qui nous étaient jusque-là inaccessibles. D’autres colliers, plus légers et détachables à distance, nous permettent aussi d’enregistrer leurs vocalisations.

De manière générale, quelle est votre interaction avec ces singes, et comment se déroule une expérience typique ?

Au début, il a fallu habituer les singes à notre présence et gagner leur confiance. Nous portons tous la même casquette bleu turquoise, ce qui leur permet de nous identifier facilement et de s’habituer à nous. Sinon, on essaie d’être le plus discret possible, de se mêler à l’environnement et de ne pas interagir avec eux, à l’exception de deux sons : l’un pour les prévenir que c’est nous lorsque nous les approchons, l’autre pour indiquer une expérience à venir impliquant une récompense pour eux. Mais lorsqu’ils s’approchent trop, on ne réagit pas, on les ignore.

Pour les expériences avec nourriture en récompense, on essaie de les faire au lever du jour, ayant idéalement repéré les arbres dortoirs des singes le soir avant afin qu’ils soient réunis. On va ensuite trouver un endroit pour attacher l’écran tactile ou ancrer la boîte à puzzle, et placer les caméras. On va aussi préparer le terrain où nous allons nous-même nous placer pour l’observation. Une fois prêts, nous lançons le cri de signal aux singes.

Ce qui est intéressant, c’est qu’ils nous poussent à adapter ces expériences constamment, réussissant parfois à contourner les tests – en se frottant par exemple contre l’écran tactile et en récoltant la récompense sans comprendre la tâche!

Qu’est-ce qui vous a particulièrement marqué chez le singe vervet, et en quoi cela pourrait être instructif sur notre propre espèce ?

J’ai été frappée par les différences de communication et de socialité entre les groupes de singes, et la façon dont certains comportements semblent être acquis socialement. Un jour, des mâles ont migré d’un groupe conditionné à aimer un maïs coloré d’une certaine couleur, à un groupe favorisant un maïs d’une couleur différente, et très vite, ils se sont adaptés à leur nouveau groupe, allant jusqu’à choisir le maïs qu’ils aimaient le moins. Ce type de conformité, c’est quelque chose qu’on pensait être unique à l’humain, donc c’était fascinant à observer.

Au niveau du transfert de savoir, nous avons aussi noté que lorsqu’un adulte innove, ou qu’un mâle migrant apporte quelque chose de nouveau dans un groupe, les autres individus vont rapidement apprendre, alors que si l’innovation vient d’un juvénile, rien ne se passe.

Un autre aspect intéressant avec les singes vervets, c’est qu’ils constituent un exemple de matriarcat qui fonctionne bien, les femelles faisant des coalitions entre elles. Même dans les cas moins fréquents où un mâle semble dominer, ce sont souvent les femelles qui tirent les ficelles, choisissant quel nouveau mâle accueillir ou non au sein du groupe.

Cependant, d’un point de vue plus général, le vervet et l’être humain restent deux espèces spécifiques, et afin d’en savoir plus sur le comportement de leur ancêtre commun, il faudrait prendre en considération un éventail d’espèces descendant de ce dernier afin de repérer certains comportements récurrents.

Aujourd’hui, sur quels aspects liés au singe vervet voudriez-vous particulièrement vous concentrer ?

Une chose qui m’intrigue beaucoup serait de savoir s’il existe des dialectes d’un groupe à l’autre, si une convergence vocale se fait au sein d’un groupe, soit par l’immigrant, soit par plusieurs individus entre eux, adaptant leur voix au contexte social.

L’impact de l’urbanisation sur les singes vervets m’intéresse aussi beaucoup. Une membre de l’équipe a lancé un projet urbain il y a bientôt deux ans, ce qui nous a permis de constater des différences comportementales et cognitives chez les individus vivant dans des zones résidentielles. À présent, j’aimerais récolter plus de données liées à la santé, car ces singes mangent ce qu’ils trouvent dans les habitations, les poubelles, les restaurants, ce qui pourrait causer des maladies que l’on ne trouve pas dans le milieu sauvage, et donc potentiellement être source de dégradation rapide des populations.

Je souhaiterais également inclure un côté plus appliqué à nos recherches, car il y a beaucoup de conflits entre l’humain et le vervet en Afrique du Sud. Nous testons actuellement des colliers qui pourraient informer les résidents lorsque des singes s’approchent de leurs maisons, ce qui leur permettrait de prendre les précautions nécessaires. Il s’agirait aussi de donner davantage de recommandations aux autorités de protection de la nature afin de faciliter la cohabitation entre humains et vervets.

Et pour finir, auriez-vous un épisode marquant à partager avec nos alumni ?

Oh, il y en a beaucoup… Peut-être le jour où un mâle tout maigrichon et bossu a rejoint un groupe. A ce moment, je me suis dit : «Alors toi, mon pauvre, t’as aucune chance!» En effet, les femelles ont tendance à choisir un mal grand et fort. Et pourtant, il est très vite devenu le mâle dominant: il passait énormément de temps à surveiller les prédateurs, il jouait beaucoup avec les jeunes, toilettait toutes les femelles, et en retour ces dernières le soutenaient dans des conflits avec d’autres mâles. On pense souvent à la génétique et à la sélection naturelle, mais ici, l’intelligence sociale semblait être plus importante, et ça m’a marquée.

Il y aurait aussi l’histoire d’Agathe, qui a accouché d’un mort-né qu’elle a continué de porter partout avec elle pendant deux semaines, bien que le corps se momifie. Elle ne se nourrissait pratiquement plus, c’était vraiment triste à voir. Et là, on a remarqué un changement d’attitude de la part du groupe, qui a commencé à la toiletter et à s’occuper d’elle, alors qu’avant, ils étaient plutôt agressifs avec elle. Malgré la situation, c’était incroyable d’observer l’adaptation de ce groupe qui faisait tout pour la garder en vie.

Pour en découvrir plus, rendez-vous sur le site du projet iNkawu Vervet.

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